Les grands enjeux de la guerre en Ukraine : l’éclairage du Général Gomart
Afghanistan, Tchad, ex-Yougoslavie, Libye, Irak, Syrie, Mali, le Général Christophe Gomart a servi la France sur toutes les zones de combats qui ont menacé les équilibres mondiaux ces dernières décennies.
Général de corps d’armée, Ancien Commandant des Opérations Spéciales, Ancien Directeur du Renseignement Militaire, il porte aujourd’hui un regard averti sur la guerre en Ukraine dont les prémices remontent à 2014. A cette date, dans la région du Donbass à l’est de l’Ukraine un conflit avait éclaté entre les pro-russes et les nouvelles autorités de Kiev qui s’était conclu par les accords de Minsk. Huit ans après, ce territoire est de nouveau le théâtre d’affrontements meurtriers aux conséquences internationales majeures et anxiogènes.
Pour permettre aux clients d’Indosuez France de comprendre les enjeux, le Général Christophe Gomart a animé une conférence le 7 décembre dernier devant une cinquantaine de clients d’Indosuez France. Les échanges se sont longuement prolongés au cours du cocktail qui a suivi l’évènement.
Extraits choisis de la conférence
Compte tenu des informations dont vous disposiez, la concrétisation d’un conflit armé majeur le 24 février dernier vous semblait-elle imminente ?
En 2014, alors que 40 000 soldats russes étaient massés à la frontière ukrainienne, j’ai dû répondre en tant que Directeur du Renseignement militaire à la question de l’éclatement d’un conflit.
J’ai alors usé de la capacité d’appréciation autonome dont dispose la France grâce à la conjugaison de 4 sources propres que sont ses satellites, sa capacité d’interception, sa capacité de recherche cybernétique et ses hommes (réseaux diplomatique, militaire…) qui permettent de recouper les informations.
A cette époque j’ai estimé qu’à défaut d’un conflit armé, il y aurait plutôt un phénomène de déstabilisation. En effet, les troupes russes notamment parachutistes ne semblaient pas très mobilisées, il n’y avait pas d’hôpitaux de campagne déployés et surtout les mères des soldats, un indicateur essentiel, affirmaient que leurs fils s’ennuyaient en l’absence d’entrainement ; l’attaque aura finalement lieu 8 ans plus tard !
Pourquoi ce choix de la guerre sur le territoire ukrainien ?
Le territoire ukrainien de l’est est très russophile. Kiev fut d’ailleurs la première capitale de la Russie entre 980 et 1169 et le patriarcat orthodoxe y était basé. Au contraire, le flanc occidental de l’Ukraine est plus proche de la Pologne et de la Lituanie et majoritairement catholique. Les 2 zones sont séparées par la barrière naturelle du Dniepr. La Crimée n’a été rattachée à la république socialiste soviétique d'Ukraine (qui faisait alors partie de l'URSS) qu’en 1954 mais présente pour la Russie et sa flotte l’avantage de ses ports et de l’accès à la Mer Noire.
La région du Donbass est un bassin houiller avec de larges plaines céréalières qui est très liée à la Russie par sa population.
En 2014, le renversement du Président ukrainien a engendré un conflit entre les séparatistes pro-russes et le nouveau régime ukrainien qui s’est soldé par 15 000 morts et en 2015 par la signature des accords de Minsk.
Depuis, les tirs d’artillerie entre les 2 belligérants n’ont jamais cessé. En février dernier Vladimir Poutine pensait que l’Ukraine tomberait en quelques jours mais c’était sans compter sur la résistance sans faille de Volodymyr Zelensky et la résilience de la population.
Que s’est-il passé depuis février ?
Au cours de la première nuit du conflit, l’armée russe a tiré 163 missiles et planifié 100 à 200 sorties d’avions (à titre de comparaison, lors de la guerre en Irak, l’armée américaine avait tiré 500 missiles et 1 700 sorties d’avion avaient été comptabilisées), preuve que l’ambition n’était pas de détruire le pays mais simplement de changer le gouvernement.
L’armée russe n’était pas préparée pour le combat dans la durée et a été confrontée au soulèvement de la nation entière face à l’envahisseur. Face à ce premier échec et afin de poursuivre leur offensive, l’usage de l’artillerie pour ouvrir la voie du côté russe a été massif. si bien que les 150 000 soldats russes mobilisés sont parvenus à faire avancer le front. Les Russes occupent mi-décembre 2022 environ 17% du territoire ukrainien. Enfin l’armée russe avait un modèle de commandement très soviétique donc très rigide (sans initiative laissée aux échelons subordonnés) avec très peu de communication entre les régions et entre les différents commandements.
Aussi, en dépit du volume très conséquent de munitions utilisées, de l’adaptation progressive aux difficultés du terrain, du renforcement de la mobilisation, l’armée russe ne progresse plus depuis cet été et s’est stabilisée à l’est du Dniepr. Les principales raisons sont les capacités d’adaptation et de mobilisation de l’armée ukrainienne. Alors que l’armée ukrainienne se renforçait en « s’otanisant », l’armée russe au contraire a eu tendance à faiblir.
Quelle a été la réponse de Vladimir Poutine face à l’enlisement ?
Le pouvoir russe a décidé d’anéantir l’infrastructure énergétique ukrainienne au moyen de missiles tirés depuis la Russie, ce qui s’est traduit par une réplique sous la forme de tentatives de destruction des bases russes par des drones ukrainiens ; telle est aujourd’hui la situation.
Qu’en est-il des équilibres internationaux aujourd’hui ?
La Russie a la ferme volonté de reprendre la Crimée et le Donbass.
Les Etats-Unis, véritables compétiteurs économiques livrent des munitions à l’Ukraine sous réserve que le territoire russe ne soit pas visé. Volodymyr Zelensky aspire à entrainer l’OTAN dans une guerre que personne ne souhaite.
Les pays occidentaux continuent à fournir des armes mais la question qui se pose est aujourd’hui de savoir jusqu’à quand ? Il est certain qu’à l’avenir si la Chine bénéficiera d’opportunités d’investissement à bas coûts sur les territoires dévastés du conflit et les américains de débouchés pour leur industrie de l’armement, les pays occidentaux seront les grands perdants.
Comment sortir de cette guerre ?
Les ukrainiens sont convaincus de pouvoir repousser les forces russes dans leurs frontières de 1991. Toutefois, je m’interroge sur leur capacité à le faire et à obtenir le soutien suffisant des américains et des pays occidentaux.
Par ailleurs les russes aspirent au moins à conserver les positions actuelles : le Dniepr alimentant en eau douce la péninsule de Crimée et la centrale nucléaire de Zaporijia fournissant le Dombass et la Crimée en électricité.
Nous assistons à une guerre de communication de la part des belligérants et il convient de rester très prudent sur les propos tenus face à une situation donnée. Il est du ressort des services de renseignement d’utiliser toutes les sources d’informations et de traiter l’ensemble des données disponibles pour établir un état des lieux objectif et précis.
Quelles leçons tirez-vous de cette guerre ?
En premier lieu je dirais que désormais en termes de renseignement tout est ouvert et extrêmement transparent. Les réseaux sociaux et les données qui y sont publiées nous permettent de bénéficier d’une vision extrêmement précise de ce qui se passe sur le terrain. Pour une armée, il est nécessaire de disposer d’une bulle de transmission pour demeurer protégée, notamment lorsqu’il s’agit de postes de commandement. Elle est désormais déterminante pour la performance des armées. Cette bulle de transmission établie grâce à Starlink a d’ailleurs permis aux ukrainiens de communiquer entre eux avec des moyens qui n’étaient pas interceptables et de fluidifier le commandement ; ce qui n’existait pas chez les russes.
Une autre leçon est la nécessité de disposer d’une quantité de munitions gigantesque.
Or, on sait par exemple qu’il faut 2 ans pour construire le canon Cesar. En terme de capacité à produire, nous ne sommes pas encore dans une économie de guerre.
La résistance et la résilience de la population sont également de véritables leçons avec une capacité à renseigner son armée.
Aujourd’hui, à travers le monde, la paix fait un peu exception mais le dialogue existe et alimente l’espoir d’un avenir plus serein.
16 décembre 2022